Lorsque nous disons « moi », nous croyons désigner la personne que nous sommes. Mais nous faisons en réalité plus que cela : nous affirmons être l’origine de nous-mêmes. Car le moi moderne est supposé être un sujet. Ce mot, étymologiquement, signifie « ce qui est posé sous » (sub-jectum). Définir le moi comme un sujet, c’est donc lui donner la place de fondement de tout ce qu’il vit.
Jadis, le fondement ontologique de l’univers était Dieu. Mais, Nietzsche l’a diagnostiqué, « Dieu est mort », et la modernité a mis l’homme à sa place. Ainsi l’individu est-il sommé de se poser en origine de soi. Tout ce qui se produit de significatif dans sa vie, le moi est censé le contrôler par sa volonté. Pour montrer qu’il en est bien ainsi, dès son plus jeune âge il est dressé à donner, de ses actes, des raisons. « Pourquoi as-tu fait ça ? » demande-t-on au petit enfant. Celui-ci est d’abord bien en peine de répondre, car il agit spontanément, traversé par les énergies de la vie. L’éducation lui apprend à substituer à sa spontanéité le choix rationnel, lequel lui permet, en justifiant toutes choses, d’attester qu’il en est bien le maître.
Or, cette maîtrise est une illusion. De toute part, ma vie m’échappe : « moi » ne suis l’origine ni d’être venu au monde, ni d’être qui je suis ; « moi » ne décide pas de penser une pensée avant de la penser, ni d’éprouver un sentiment avant d’en être affecté. La vérité, c’est que nous sommes à chaque instant traversés par des forces qui se manifestent sous la forme de sentiments, de pensées ou d’actes. Mais l’homme contemporain, s’en croyant l’origine, ne s’interroge pas et n’exerce pas sa liberté sur les forces qui le traversent ; les ignorant, il en devient le jouet. Résultat : jamais la volonté humaine n’a autant pesé sur le monde, et jamais un monde n’a été aussi éloigné des véritables besoins humains.
L’ancien Dieu fondait un ordre cosmique où l’individu n’avait d’autre tâche que de se conformer à la place qui lui était assignée. Son retrait est l’occasion pour l’être humain de s’ouvrir à la transcendance d’une manière plus personnelle. S’il renonce à imposer son « moi » à la place de Dieu et à se prétendre origine de tout, chaque être peut aujourd’hui devenir source de grâce.
Une source, c’est à la fois une matière (la roche) et une ouverture par laquelle l’eau peut jaillir. L’eau de deux sources différentes et la même d’un point de vue chimique (H2O), mais chaque eau de source a un goût unique, car elle traverse une terre qui la minéralise de manière spécifique. La source peut-elle prétendre être l’origine de l’eau ? Non, elle se laisse seulement traverser par elle ; mais, ce faisant, elle la donne d’une manière unique. L’eau est un symbole traditionnel de l’Esprit. Si je m’éprouve, non comme une origine, mais comme une source, je me vis alors comme un espace ouvert qui laisse passer l’Esprit et le manifeste d’une manière unique.
Le souffle qui se donne à travers mes paroles, mes actes et mes œuvres exprime au plus haut point la singularité de mon être, mais je ne peux m’en prétendre l’origine car il vient de plus loin que moi ; et sa fécondité dépasse tout ce que ma volonté aurait pu planifier. Aujourd’hui, le chemin du devenir humain exige de retirer le moi de cette position d’origine qui stérilise l’être et bâtit un monde de guerre et de souffrance, pour oser ce chemin : acceptant de n’être l’origine de rien, m’ouvrir à l’origine de tout.